ÉPILOGUE

La voiture découverte s’arrêta en haut de la montée. Les chevaux reprirent leur souffle, la poussière retombait lentement autour d’eux.

Bolitho ôta son haut-de-forme pour laisser le soleil de juin lui réchauffer le visage. Il reconnaissait un par un tous ces sons : les insectes dans les haies, le bruit plus lointain du bétail, les voix dans la campagne.

Assis à côté de lui, Adam Pascœ contemplait les toits de Falmouth posés devant eux et, par-delà, les reflets de la route de Carrick. Sur le siège opposé, les pieds solidement plantés sur un empilement de coffres de marin, Allday jetait autour de lui un regard satisfait. Il était perdu dans ses propres pensées et savourait ce moment de repos après la chevauchée cahotante qu’ils avaient faite depuis Plymouth.

Ce voyage à travers la lande, ses rares fermes isolées et ses petits hameaux, avait été comme un grand nettoyage, songeait Bolitho. Après ces semaines et tous ces mois, ces dernières bordées terribles échangées en attendant que Nelson décrétât un cessez-le-feu et que la trêve fût déclarée, ce paysage cornouaillais émouvait profondément Bolitho et ses compagnons.

Le Benbow était mouillé à Plymouth, ainsi que les autres survivants couturés de l’escadre côtière. L’Odin d’Inch faisait exception. Il avait subi dans ses œuvres vives des dommages tels qu’il avait dû aller se réfugier dans le Nord.

Deux mois avaient déjà passé depuis qu’ils avaient vu ces galères pourpres rentrer au port comme des assassins, mais il était encore difficile de croire que tous ces événements s’étaient réellement produits.

Les collines verdoyantes, les taches des brebis qui parsemaient leurs flancs, les lentes allées et venues des charrettes des fermiers ou des chariots des transporteurs, tout cela était bien éloigné de la discipline et de la souffrance qui règnent à bord d’un vaisseau de guerre.

On remarquait pourtant l’absence d’hommes jeunes dans les villages et dans les champs. Cela donnait une idée de la guerre. Pour le reste, tout demeurait tel que Bolitho se le rappelait depuis toujours, identique aux images qu’il gardait en tête et que ses voyages dans d’autres pays et sur d’autres mers n’avaient pas effacées.

La bataille de Copenhague, comme on l’appelait désormais, avait été saluée comme une grande victoire. Par leur action déterminée, les escadres britanniques avaient immobilisé le Danemark et brisé l’espoir qu’avait eu le tsar Paul de constituer une puissante alliance.

Revers de la médaille, le prix à payer avait été tout aussi lourd, même si ni le Parlement ni les gazettes n’avaient fait mine de le remarquer. Les Britanniques déploraient plus de pertes en vies humaines et de blessés qu’au combat d’Aboukir. Quant aux Danois, entre les morts, les blessés et les prisonniers, sans parler de leurs bâtiments coulés ou capturés, leur bilan était trois fois plus lourd.

Bolitho songeait à tous ces visages qu’il ne reverrait jamais plus : Veitch, qui avait coulé avec sa corvette, La Vigie ; Keverne, tué au cours des derniers moments du combat à bord de L’Indomptable ; Peel, de L’Implacable, tant d’autres encore…

A présent, alors que la femme de Herrick était venue le rejoindre à Plymouth où il devait s’occuper des avaries de son bâtiment, Bolitho et son neveu rentraient chez eux.

La voiture se remit en route et entama la descente de la colline. Les chevaux encensaient avec un bel ensemble, comme s’ils devinaient que chaque tour de roue les rapprochait du repos et de la nourriture.

Bolitho songeait au lieutenant de vaisseau Browne. Après s’être procuré cette voiture pour le voyage jusqu’à Falmouth, il était parti de son côté à Londres. Bolitho avait été très franc avec lui. S’il souhaitait reprendre son service une fois le Benbow remis en état, il était le bienvenu, et mieux encore. Mais, s’il choisissait de rester à Londres et d’utiliser ses talents à meilleur escient dans d’autres activités, lui, Bolitho, le comprendrait parfaitement. Après un tel baptême du feu, une telle expérience de la mort, Browne ne verrait plus jamais la vie quotidienne de la même façon.

Deux valets de ferme, la bêche sur l’épaule, agitèrent leur chapeau au passage de la voiture.

Bolitho esquissa un sourire. On allait se donner le mot et, ce soir, les fenêtres de la grande demeure grise sur la pointe seraient éclairées. Un Bolitho rentrait chez lui.

— Je n’aurais jamais cru revoir cet endroit, mon oncle, fit soudain Pascœ.

Il y avait tant de chaleur dans le ton de sa voix que Bolitho en fut tout ému.

— Je connais bien ce sentiment, Adam, répondit-il – il lui prit le bras. Nous allons essayer de tirer le maximum de ce séjour.

Ils ne parlèrent guère pendant la fin du voyage. Bolitho se sentait mal à son aise et éprouva même un peu d’appréhension lorsque les roues se mirent à claquer sur les pavés en pierre dure de la ville.

Il voyait des visages familiers se retourner en apercevant les deux officiers qui traversaient la place. Le premier était très jeune, l’autre portait de brillantes épaulettes sur les épaules.

Une fille qui secouait une nappe à la porte d’une auberge vit Allday et lui fit de grands signes. Bolitho sourit : on reconnaissait au moins Allday, et il était apparemment le bienvenu.

La route devint plus étroite avant de se réduire à un simple chemin bordé des deux côtés par des murs en pierre couverts de mousse. Les fleurs remuaient à peine dans l’air chaud, la demeure grisâtre semblait émerger de la terre. Les chevaux firent les derniers pas qui les conduisaient au portail grand ouvert.

Bolitho s’humecta les lèvres en apercevant Ferguson, son maître d’hôtel manchot, qui accourait à la rencontre de la voiture. Sa femme se tenait juste derrière lui et pleurait déjà de bonheur.

Il essaya de se raidir : les premiers moments étaient toujours les plus durs, malgré la chaleur de l’accueil et toutes ces bonnes intentions.

— Nous sommes à la maison, Adam. La mienne comme la vôtre.

Le jeune homme le regardait intensément, ses yeux brillaient.

— Je voulais vous en parler, mon oncle, et de tout le reste. Après la perte de L’Implacable, je crois que je n’éprouverai jamais pareille peur de ma vie.

Allday, le visage fendu d’un large sourire, faisait de grands signes à des gens qui se tenaient près des portes. Mais il redevint sérieux :

— Je crois toujours que c’est une erreur et que c’est vraiment pas juste pour vous, et rien ne me fera jamais changer d’avis !

Bolitho se tourna vers lui, inquiet :

— Et pourquoi cela ?

Il connaissait la réponse, mais préférait laisser Allday le dire lui-même, afin qu’il pût jouir de leur retour à sa façon.

Allday s’agrippa à la portière comme la voiture prenait le virage qui conduisait aux marches de pierre.

— Tous les autres, amiral, ils veulent de la gloire et des compliments. Sans vous ils auraient déjà bouffé leurs boyaux ! On aurait dû vous faire chevalier depuis longtemps, y a pas d’erreur là-dessus – il chercha des yeux Pascœ en quête d’un soutien : Vous trouvez pas que j’ai raison ?

Mais l’expression de ce dernier l’obligea à se retourner pour voir ce qui se passait à la porte, en haut des marches.

Bolitho retenait sa respiration, à peine capable d’en croire ses yeux.

Elle se tenait là, immobile. Sa mince silhouette, ses cheveux châtains se détachaient sur l’ombre de la maison. Elle lui tendait la main, comme pour abréger les derniers yards.

— Merci, Allday, merci, mon vieil ami, lui dit doucement Bolitho. Mais à présent, je sais que j’ai obtenu une récompense bien plus grande.

Il descendit de la voiture et la prit dans ses bras. Puis, sous le regard de Pascœ et d’Allday qui gardaient le silence, ils pénétrèrent dans la maison. Tous ensemble.

 

Fin du Tome 13



[1] En français dans le texte.

Cap sur la Baltique
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